Adress to a Haggis

Traduction Comparée

 

Robert Burns'
Address to a Haggis

 

Par Pierre Fleutot
janvier 2005

 

 

Introduction

Le 25 janvier est la date la plus importante du calendrier écossais. Cette date ne correspond ni à la Saint Andrew, ni à la commémoration de l'indépendance arrachée par Robert the Bruce, ni à la célébration de leur nouvelle autonomie parlementaire. Le 25 janvier est tout simplement la date anniversaire de la naissance du poète Robert Burns, le plus grand écrivain écossais. Burns est un monument de la culture écossaise et, plus de deux cents ans après sa mort, toujours son meilleur ambassadeur à l'étranger.
Le 25 janvier, tous les foyers écossais ainsi qu'un bon nombre d'expatriés partout dans le monde célèbrent donc le Burns Night. A cette occasion, on sort sa plus belle vaisselle, son kilt et pour certains sa cornemuse et l'on se retrouve pour un bon dîner en famille ou entre amis. Le cérémonial est partout le même : discours, prières et dégustations de whisky se suivent jusqu'à l'entrée en scène du héros de la soirée, le haggis. En effet, point de Burns Supper sans panse de brebis farcie. Rabbie Burns et le haggis sont intimement liés depuis que celui-ci écrivit le poème Address To A Haggis en 1786. Ce qui n'était alors qu'une spécialité parmi d'autres obtint le grade de plat national en même temps que son encenseur devenait le barde de tout un peuple. Aujourd'hui le haggis est en grande parie connu grâce à Burns (il n'est mangé que rarement le reste de l'année, c'est comme la dinde de Noël) et Burns se fait également connaître à l'étranger grâce à la curiosité que suscite ce plat atypique.
Le haggis est constitué d'une poche d'estomac de mouton ou de brebis remplie de fressure de mouton hachée (cœur, poumons, foie), de rognons, d'oignons et de flocons d'avoine. Il est bouilli puis servi avec des navets et des pommes de terre (neeps and tatties). C'est lors de l'arrivée du haggis sur la table que l'on récite le poème de Burns.


Address To A Haggis - RobertBurns (1786)





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Fair fa' your honest sonsie face,
Great chieftain o' the puddin'-race!
Aboon them a' ye tak your place,
Painch, tripe, or thairm:
Weel are ye wordy o' a grace
As lang's my arm.

The groaning trencher there ye fill,                
Your hurdies like a distant hill;
Your pin wad help to mend a mill 
In time o' need;
While thro' your pores the dews distil
Like amber bead.

His knife see rustic Labour dight,
An' cut ye up wi' ready sleight,
Trenching your gushing entrailsbright
Like ony ditch;
And then, O what a glorious sight,
Warm-reekin', rich!

Then, horn for horn they stretch an' strive,
De'il tak the hindmost ! on theydrive,
Till a' their weel-swall'd kytes believe
Are bent like drums;
Then auld guidman, maist like to rive, 
'Bethankit' hums.

Is there that o'er his French ragout,
Or olio that wad stow a sow,
Or fricasse wad mak her spew
Wi' perfect sconner,
Looks down wi' sneering scornfu' view
On sic a dinner?

Poor devil! see him owre his trash,
As feckless as a wither'd rash,
His spindle shank a guid whip lash,
His nieve a nit:
Thro' bloody flood or field to dash,
O how unfit!

But mark the rustic, haggis-fed,
The trembling earth resounds his tread!
Clap in his wallie nieve a blade,
He'll mak it whissle;
An' legs, an' arms, an' heads will sned,
Like taps o' thrissle.

Ye Pow'rs, wha mak mankind your care,
And dish them out their bill o' fare,
Auld Scotland wants nae skinking ware
That jaups in luggies;
But, if ye wish her gratefu' prayer,
Gie her a Haggis!

fair fa' : welcome ; sonsie : jolly

aboon : above
painch : paunch ; thairm: guts
weel : well


trencher : plate
hurdies : hips
pin : skewer




dight : wipe
ready sleight : greatskill

ony : any

reekin': steaming

horn : spoon

swall'd kytes : swollen bellies

guidman : master of the house ; maist : most ; rive: burst



stow : sicken ; sow : female pig
spew : throw up
scooner: disgust

sic : such

owre : over
rash : reed
spindle shank : skinny legs
nieve : fist ; nit : nut





wallie : beautiful
whissle : whistle
sned : fly
thrissle: thistle



skinking : watery ; ware : mess
jaup : splash ; luggies : bowls

 

Présentation du Poème

Sans être le meilleur des poèmes de Rabbie Burns, Address To A Haggis constitue néanmoins une pièce importante de la culture écossaise. D'après la légende, Burns le rédigea en quelques minutes lors d'un Sunday lunch où trônait, justement, au milieu de la table, la fameuse panse farcie1. Le ton du poème est assez jovial, enjoué, parfois moqueur. On perçoit assez bien le côté bon vivant de Burns dans ses paroles.
Il est écrit dans un dialecte écossais appelé Lallan, parlé au sud-ouest du pays, dans les Lowlands écossaises. Sa compréhension n'est pas évidente de prime abord et l'on doit avoir recours à un dictionnaire d'écossais, voire de vieil écossais pour saisir le sens de certains mots.
Le poème se présente sous la forme de huit strophes, toutes construites sur le même format A-A-A-B-A-B. Les vers A sont des tétramètres et les vers B la plupart du temps des dimètres. On appelle maintenant cette rime couée "strophe Burns" (Burns stanza) tant cette forme était devenue sa marque de fabrique. On la retrouve dans To A Mouse ou Address To The Deil notamment. Avant de passer sous sa plume, ce type de strophe était connu comme standard Habbie, d'après le nom d'un autre poète écossais, Habbie Simpson (1550-1620).

La structure narrative du poème est assez simple. Dans la première moitié du poème, l'auteur s'adresse directement au haggis tout en décrivant un repas familial au cours duquel il est mangé. Lors des strophes 5 et 6, Burns change d'orientation et s'en prend aux étrangers qui se moquent du haggis. Puis, dans la strophe 7 c'est cette fois d'un pur et dur écossais qu'il fait le portrait. Et enfin, lors de la dernière strophe, Burns implore les Dieux de fournir à l'Ecosse de nouveaux haggis.
Etonnamment, il existe très peu de traductions françaises des poèmes de Burns. Je n'ai trouvé les références que de trois ouvrages qui proposent chacun une sélection de poèmes et de chansons. Deux d'entre eux datent du 19e siècle et n'ont pas été réédités depuis2, tandis que le troisième est plus récent et date de 1994. C'est à partir de cette version que nous allons travailler. La traduction est l'oeuvre de Jean-François Crapoulet, de l'Université de Provence3.
Crapoulet a choisi de réaliser une traduction assez littérale, proche du sens du texte. Il reste assez fidèle au ton assez enlevé et rabelaisien du poème. Mais d'un autre côté, il délaisse complètement l'aspect rythmique du texte. Son texte en prose ne tient plus compte des pieds ni des rimes du poème original.
Pour ma part, c'est une toute autre direction que j'ai adoptée. Ce texte est plus qu'un poème, c'est une ode, un hymne à la gloire d'un plat exceptionnel. Le rythme est très important, le poème est presque chanté. Je me suis donc essayé à traduire ce poème en vers, en respectant le format de Burns, c'est-à-dire des vers octosyllabes. La seule liberté que je me suis accordée réside dans les "petits" vers B : là où Burns place indifféremment quatre ou cinq syllabes, il m'est arrivé deux fois d'en mettre six. La contrainte de garder des vers de huit syllabes en fut vraiment une car les mots français se sont généralement avérés être plus longs que leurs équivalents anglais, ou écossais en l'occurrence. Le dilemme fréquemment rencontré était donc d'essayer de restituer au maximum le sens du poème de Burns en restant dans le cadre des octosyllabes. C'est la première fois que je m'attelle à un tel travail, traduire de la poésie, et cet exercice s'avère être très difficile. Il faut en somme essayer de dire le maximum de choses avec le moins de mots possible. Et l'on se rend compte que la poésie est bien "la pensée la mieux organisée tant du point de vue linguistique que du point de vue esthétique"4 tant les vers sont en même temps riches de sens et économes en mots. L'inconvénient d'avoir gardé la forme en vers et en rimes réside donc dans la difficulté à restituer toutes les idées évoquées par Burns en si peu de mots ; mais d'un autre côté, l'avantage est que l'on conserve la forme originelle du poème et surtout son rythme spécifique qui nous emmène vers la dégustation du plat décrit.
Je vais maintenant présenter et commenter de manière linéaire la traduction de Address To A Haggis réalisée par Jean-Claude Crapoulet. Au fur et à mesure, je proposerai une traduction personnelle de ce poème en essayant d'expliquer et de justifier mes choix. A titre de complément, j'ai ajouté en annexe, deux autres traductions du poème. La première est l'œuvre de Léon de Wailly et est donc la toute première traduction française connue du poème. La seconde est une version transposée en "anglais moderne" afin d'en faciliter la compréhension auprès d'un public nord-américain.

 

À un Haggis - Jean-Claude Crapoulet (1994)





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Avec ta bonne et belle bouille rebondie,
De l'armée des puddings tu es le chef suprême !
Et tu prends dignement ton siège légitime,
Au-dessus des boyaux, des tripes, des andouilles,
Méritant bien un bénédicité
Aussi long que mon bras.

Tu remplis le plateau qui gémit sous ton poids,
Tes flancs puissants s'étalent comme une colline,
L'épingle qui te ferme pourrait faire l'axe d'un moulin
En cas de besoin ;
Et par tous les pores de ta peau, les essences distillent
Comme des perles d'ambre.

Un rude homme de labeur essuie sa lame
Et te tranche d'un coup de main habile,
Taillant dans tes nobles entrailles dégoulinantes,
Comme on creuse un fossé ;
Et alors, quel spectacle somptueux !
Quelle richesse ! Quel parfum glorieux !

Puis, tous donnant de la cuillère, tous y vont de bon cœur,
Et malheur au dernier ! On pioche avec bonheur,
Jusqu'à ce que bientôt les ventres distendus
Gonflent en forme de barriques ;
Et qu'un brave ancien, prêt à éclater,
Récite en soufflant l'action de grâce.

En existe-t-il un, penché sur son ragoût français,
Ou sur un des ces plats huileux à écœurer un porc
De dégoût, ou sur une de ces fricassées
À vous lever le cœur,
Qui puisse contempler l'air méprisant, le nez levé,
Un tel dîner ?

Pauvre Diable ! Regardez-le d'ailleurs, ce mangeur de chichis,
Mou comme une saucisse rabougrie,
Avec des mollets fins comme cordes à violon,
Des poings gros comme des noisetons,
Aussi capable d'un bon combat sanglant sur la terre ou la mer,
Qu'un mouton !

Regardez maintenant notre humble mangeur de haggis,
La terre tremble sous ses pas !
Son poing massif tient un large espadon
Qu'il sait faire siffler,
Faisant voler bras, têtes et mollets
Comme autant de fleurs de chardon !

Puissances qui sur l'homme veillez,
Et qui régentez son manger,
L'Ecosse ne veut pas de ces potions liquides
Qui clapotent dans un soupier ;
Mais si vous voulez ses prières laudatrices,
Donnez-lui un haggis.

 

 

Hymne Au Haggis - Proposition de Traduction





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Salut à toi, mon brave, mon cher,
Grand chef du clan de la bonne chère !
Au-dessus d'eux ta place est claire,
Boyau, tripe, estomac :
Tu mérites bien une belle prière
Aussi longue que mon bras.

Le plat peine à te soutenir,
Telle une colline tes formes s'étirent,
Ta broche ferait l'mât d'un navire
S'il le fallait,
Tandis que de tes pores transpirent
Des perles ambrées.

Le paysan prend son surin,
Et t'incise en un tour de main ;
De tes entrailles luisantes survient,
Comme une tranchée ;
Puis oh, quel spectacle divin,
Chaud-bouillant fumet.

À coups de cuillères ils te vident :
Le Diable emporte le plus timide,
Jusqu'à ce que la peau d'leur bide
Soit fort bien tendue ;
Et l'vieux, tout prêt d'un rot splendide,
Souffle "Merci Jésus".

Qui, devant son ragoût pourri,
Sa olla qui dégoûte une truie,
Ou sa fricassée qu'elle vomit
Avec pitié,
Ose regarder avec mépris
Un tel dîner ?

Pauvre diable ! face à ces plats puants,
Faible comme un roseau cassant,
Ses jambes épaisses comme des cure-dents,
Ses poings comme des noisettes :
Au milieu des combats sanglants,
C'est une vraie mauviette !

Mais, plein de haggis, vise notre gars,
La terre résonne sous ses pas,
Mets-y des lames au bout des bras,
Et elles siffleront ;
Bras, jambes et têtes il tranchera,
Comme des fleurs de chardon.

Eh toi, bienveillante Toute Puissance,
Qui garantit notre existence,
L'Ecosse veut pas de flasque pitance
Au sale goût de pisse :
Si tu veux sa reconnaissance,
Donne lui du Haggis !

 

 

 

Commentaire de Traduction

Le Titre

Le titre complet du poème est bien Address To A Haggis, comme il y eut Address to Edinburgh ou Address to The Toothache, et non simplement To A Haggis comme l'indique Crapoulet. Bien que Burns écrivit également des poèmes titrés To A Mouse ou encore To A Louse, il est important ici de ne pas omettre un mot du titre car le sens peut en être altéré.

Pour ma part j'ai choisi de titrer ce poème "Hymne au Haggis". "Hymne" a été préféré à "ode" car ce dernier a une évocation plutôt antique, voire lyrique, que l'on ne retrouve pas ici. Ce poème s'adresse "au" haggis plutôt que "à un" haggis car cette dernière forme sonne assez mal. Dans le titre de Crapoulet, l'enchaînement des sons /a/õe/a/ n'est pas des plus faciles à prononcer.

 

Strophe 1

D'emblée, Crapoulet évite soigneusement une des principales difficultés du poème au niveau de la traduction écossais/français. Fair fa' est un greeting qui peut être interprété soit comme welcome soit good luck5. Vu le contexte c'est le sens d'accueil qui semble être le plus logique. Le contresens à éviter est Fair is your (…) face. Ensuite, l'utilisation de "bouille" est judicieuse car elle correspond bien à l'aspect rondelet et joufflu du haggis. L'allitération en 'b' est intéressante mais la succession d'adjectifs redondants est tout de même assez pesante.
A la ligne 2, il est un peu étrange d'avoir gardé "pudding" car en français, ce terme fait plutôt penser à un dessert sucré. Le vers 3 de Crapoulet est encore assez lourd alors que Burns utilise un style assez simple, épuré. Ainsi l'ajout de "dignement" et "légitime" semble superflu.
La quatrième ligne est assez surprenante : Crapoulet mélange des noms d'organes avec un nom de charcuterie. Le terme "andouille" fait donc figure d'intrus. Tandis que Painch (qui signifie la panse, l'estomac) n'est pas traduit alors que c'est un mot central, assez évocateur. Ensuite, il semble que Crapoulet fasse un contresens : d'après sa traduction, le haggis se place au-dessus des boyaux, des tripes et des andouilles. Mais si l'on observe bien le texte de Burns, on se rend compte them a' renvoie à puddin'-race. Tandis que ce sont painch, tripe, or thairn, c'est-à-dire les différents organes dans lesquels pouvaient être cuits le haggis, qui méritent le bénédicité, la prière. Ceci est renforcé par l'utilisation des deux points en fin de vers 4 ainsi que par l'emploi du singulier pour tripe et thairn ce qui montre bien que l'on ne se sert que d'une seule tripe ou d'un seul boyau.

J'ai choisi comme Crapoulet de tutoyer notre cher haggis car cela correspond au ton du poème. Le premier vers n'est pas très fidèle à ce qu'a écrit Burns mais il permet néanmoins de créer une atmosphère. "Salut" a été préféré à "bienvenue" pour son ton informel. Tandis que dans le mot "brave", on retrouve l'idée de honest.
L'expression "grand chef" fait allusion au monde de la cuisine tandis que l'emploi de "clan" me semble inévitable afin d'évoquer la culture écossaise. Ce terme est beaucoup plus porteur que "armée". La "bonne chère", pour sa part, est un terme plus large que "pudding" mais assez approprié au type de repas auquel nous avons affaire.
Dans le vers 4, "estomac" a été préféré à "panse" pour la rime, bien que panse serait plus évocateur pour un public francophone qui connaît le haggis sous le nom de panse de brebis farcie.
Enfin, pour le vers 5, le terme "bénédicité" employé par Crapoulet est assurément plus précis que "prière" car cela correspond exactement aux paroles prononcées avant un repas. Néanmoins, ce terme est peut-être un peu vieilli et "prière", grâce à son sens universel fait tout à fait l'affaire.

 

Strophe 2

Le vers 9 mérite que l'on s'y attarde car il n'est pas évident à traduire. Mend a mill n'est pas toujours compris de la même façon. De Wailly, par exemple voit en la broche du haggis une grosse aiguille à tricoter qui raccommoderait les pales d'un moulin. Il n'est pas du tout évident que Burns parle ici d'un moulin à vent, il paraît donc plus sage d'imaginer la broche s'insérer dans les engrenages et ainsi suppléer l'axe d'une roue ou d'un rouage. Crapoulet prend le parti ici d'expliquer assez précisément comment la broche dépannerait le moulin. Ce que Crapoulet gagne en précision et technicité, il le perd en poésie. En effet, ce vers devient très explicite et malheureusement plus vraiment imagé comme celui de Burns.
Dans le vers 11, "tous les pores de ta peau" est peut-être un peu long. Il est à noter ici que les trous par lesquels s'échappent les gouttelettes de graisse ne sont pas vraiment des pores, à proprement parler. Ce sont des coups de couteau ou de fourchette donnés avant la cuisson de la panse farcie pour que celle-ci n'explose pas. Burns personnifie le haggis en faisant une métaphore entre la surface de la panse et de la peau humaine. Ce n'est pas la seule personnification à laquelle a droit le haggis : nous avons déjà vu que les termes chieftain et hurdies lui sont associés, et nous allons bientôt lui explorer ses entrails. Burns rend le haggis presque humain.
Enfin, dans le vers 12, les perles couleur ambre font allusion au whisky. Crapoulet garde le sous-entendu sans le développer.

Sur le premier vers de cette strophe, la traduction que je propose perd légèrement au niveau sémantique : l'idée de grosseur du haggis qui remplit le plat glisse vers une idée de poids. Mais celle-ci reste tout de même logique part rapport aux gémissements (groaning) que pousse le plat, transposés en "peine" à contenir et soutenir le haggis.
Cette strophe m'a donné du fil à retordre car je ne savais pas comment traduire la métaphore de la broche qui dépanne le moulin. Même en anglais, je trouve celle-ci un peu tirée par les cheveux. Après moult réflexions, j'ai donc préféré utiliser une autre métaphore, plus explicite, où la grosse broche qui ferme le haggis serait assimilée à un mât de bateau. Il est vrai que la notion rurale et paysanne présente dans la représentation du moulin disparaît. Néanmoins, le nouveau domaine auquel on fait référence (la mer) n'est pas totalement étranger aux habitants des îles britanniques.
Au vers 11, le verbe "transpirer" correspond parfaitement à l'action que sont en train de mener les gouttelettes. Outre l'allitération entre 'pores' et '-pirent', ce verbe ajoute un degré de personnification supplémentaire au haggis qui, outre la chaleur, transpire peut-être de peur à la vue du couteau qui s'approche de lui…

 

Strophe 3

La traduction de Crapoulet est très bonne. Rustic Labour laisse imaginer un fermier travailleur, laboureur insatiable, un peu rustre mais sincère, qui prend enfin le temps de déguster un bon festin. Les seuls commentaires porteraient sur le rôle superflu de "noble" au vers 15 et la lourdeur du vers 16 où Crapoulet insère un verbe sans qu'il y en ait vraiment le besoin.

J'ai eu énormément de mal à traduire le vers 18 et n'en suit toujours pas complètement satisfait. Dans warm-reekin', Burns fait explicitement référence aux vapeurs chaudes qui émanent du haggis mais rich est plus ambigu. Avec quel sens perçoit-il cela ? Avec la vue (la panse est copieusement garnie), le goût (car même si le haggis vient tout juste d'être ouvert, ses papilles connaissent sa saveur) ou bien avec l'odorat auquel les émanations s'attaquent ? J'ai plutôt penché pour ce denier et donc utilisé le mot "fumet" qui évoque les riches odeurs d'une cuisine, d'une cuisson. Il est associé à "chaud-bouillant" afin de garder l'idée des vapeurs. "Chaud-bouillant" est placé devant le nom "fumet" ; cette place peut surprendre mais c'est le prix à payer pour avoir la rime finale en /e/.
Pour ce qui est du reste de la strophe, j'ai utilisé "paysan" pour rustic Labour, dans le sens, bien sûr de travailleur de la terre, et non pas dans un sens péjoratif. Dans le même vers, "surin", a bien sûr en partie été encouragé par la rime, mais il apporte bien l'idée de poignard que l'homme tire de sa chaussette et pointe vers le haggis.
Au vers 14, "inciser" a été préféré à "trancher", "couper", "découper" car il semble qu'un seul coup de couteau ne soit donné, il ne découpe pas plusieurs morceaux. De plus, le verbe "trancher" aurait fait une répétition avec le mot "tranchée" de la ligne suivante qui, lui, est assez approprié.

 

Strophe 4

Il est difficile ici de reproduire les belles allitérations de Burns: horn / horn et strech / strive. Crapoulet essaie tout de même en répétant "tous". Encore une fois, dans ce vers, Crapoulet réussit à traduire d'assez près le sens de la phrase mais toujours au détriment de l'élégance du vers.
Dans le vers 20, "malheur au dernier" est peut-être un peu faible. Tandis que le vers 22 me laisse sur ma faim. Il y avait sûrement moyen de garder la métaphore du tambour. L'expression "tiré comme une peau de tambour" se dit en français.
Guidman signifie le père de famille, le chef de maison, le patriarche6. Ainsi je trouve "un brave ancien" un tout petit peu trop vague, surtout à cause de l'article indéfini : il ne doit y avoir qu'un seul guidman dans chaque foyer.
Ensuite c'est rive qui, pourtant est assez explicite, est curieusement traduit. L'expression qu'utilise Crapoulet, "prêt à éclater", nous ramène en arrière, au vers précédent et insiste encore une fois sur le fait qu'ils aient beaucoup mangé. Alors que justement, après s'être goinfré, c'est l'heure du rot. Le rot est important ici car c'est comme une étape supplémentaire du dîner.

De mon côté, j'ai également essayé de garder une petite allitération en début de strophe avec "coups" / "cuillères". Ensuite, contrairement à Crapoulet j'ai gardé le mot "Diable", afin d'insister sur la gravité de l'action.
Au vers 21, "bide" montre que l'on est toujours dans le registre populaire, presque grivois. Ensuite, malheureusement, le nombre restreint de syllabes m'a empêché de placer une métaphore pour les ventres gonflés. J'ai bien conscience que cela entraîne un appauvrissement que seule une rime heureuse entre "tendue" et "Jésus" aide à faire oublier…
Pour la traduction de guidman, le "vieux" n'est peut-être pas non plus le meilleur choix car le sens qu'il a pour "père" est peut-être un anachronisme. La notion de chef, de patriarche est néanmoins sensible. Sur ce même vers, l'adjectif "splendide" n'est placé que pour la rime et cela entraîne malheureusement une sur-traduction.

 

Strophe 5

Le repas est terminé, notre ami Burns s'est bien régalé, maintenant il s'agit de régler ses comptes avec les voisins européens qui ont une fâcheuse tendance à se moquer de la panse de brebis farcie. Il interroge donc : vous les Français et Espagnols, comment osez-vous vous moquer de notre haggis alors que ce que vous mangez chez vous est pire ? Crapoulet fait malheureusement un contresens dans le deuxième vers de cette strophe. Le olio dont parle Burns ne fait pas référence à de l'huile ou à un quelconque plat huileux. Mais c'est le nom d'une spécialité espagnole, une sorte de ragoût, de pot-au-feu où les légumes et la viande sont bouillis. Ce plat est aussi appelé en anglais et en français, olla-podrida, et tient son nom du latin olla: marmite, pot7. Donc point de trace d'huile dans la olla-podrida et gros contresens pour M. Crapoulet.
Un autre petit écart par rapport au texte de Burns se produit au vers 26 : Crapoulet a masculinisé sow, la truie est devenue porc. Heureusement, dans ces deux termes, l'aspect péjoratif des animaux reste présent.
Puis sur le vers 27, "de dégoût" est étrangement placé. Ce groupe de mots semble être la suite du vers précédent, ce qui donnerait "… à écoeurer un porc de dégoût", mais ceci est fort redondant.
Ensuite, un autre problème se pose dans la traduction offerte par Crapoulet. Nous voyons bien que dans le poème de Burns, un niveau supplémentaire d'aversion est franchi à chaque plat décrit. Le ragoût français ne semble pas lui inspirer confiance, la olla rend malade la pauvre truie, tandis que la fricassée la fait carrément vomir "avec parfait dégoût". Mais dans les lignes de Crapoulet, on ne perçoit pas vraiment de différence entre "écoeurer" et "lever le cœur". Le degré supplémentaire n'est pas présent. Un haut-le-cœur n'est pas un vomissement, juste une nausée. Le vers 27-28 est donc un peu faible.
Le vers 29 pose problème également car il semble y avoir une opposition sémantique entre "contempler" et "air méprisant". Dans le verbe "contempler", il y a une notion d'admiration qui ne colle pas vraiment avec le contexte. "Observer" ou tout simplement "regarder", avec leur sens assez neutre auraient peut-être été un choix plus judicieux. Notons tout de même l'ajout de "le nez levé", qui apporte une touche hautaine supplémentaire pertinente.

De mon côté je n'ai donc pas gardé l'adjectif "français" à la fin du vers 25 car je le trouve inutile. Le public francophone sait bien que le ragoût est français. J'ai préféré lui adjoindre un autre adjectif, dégradant certes mais qui permet d'obtenir une rime. "Pourri" est peut-être un peu exagéré ici mais il nous offre une double allitération avec ragoût: en 'r' et en 'ou'.
Ensuite, le vers "ou sa fricassée qu'elle vomit" offre un double sens qui peut s'avérer cocasse : la fricassée est-elle la cause ou le résultat du vomissement ?
Enfin, l'adjectif "pitié" au vers 28 ne traduit pas un sentiment de sympathie envers la vomissure mais bien du dédain. On pourra remarquer au passage que les quatre rimes A de cette strophe sont articulées autour des notions très négatives du dégoût, de la saleté : "pourri", "truie", "vomit", "mépris".

 

Strophe 6

Cette strophe est en continuité avec la précédente. Après avoir décrit de quoi les "continentaux" se nourrissent, Burns veut maintenant nous montrer pourquoi ils sont si faibles.
Dans le texte d'origine, trash a tout de même une valeur assez forte, et c'est assez étrange de le traduire par "chichi". L'utilisation de ce mot est assez surprenante. Crapoulet ferait-il référence aux churros des fêtes foraines ? Ou bien est-ce une sorte de métonymie faisant référence aux mignardises des Français ? Toujours est-il que ce terme est assez faible et j'ai pour ma part utilisé l'adjectif "puant" qui, dans l'odeur, rejoint le trash de Burns et en plus nous offre une allitération en 'p' : "ces plats puants". Je fais remarquer au passage que j'ai transformé l'adjectif possessif his en adjectif démonstratif "ces" afin de rendre la lecture du poème plus facile. Le lecteur risquerait d'être perdu entre tous ces déterminants, au point d'en perdre le fil et de ne pas voir à quoi ils renvoient. Ainsi, ici, le "ces" renvoie aux plats décrits lors de la strophe précédente.
Au deuxième vers, Crapoulet a décidé de ne pas garder la métaphore du roseau flétri, et revient dans le champ lexical de la nourriture avec une "saucisse rabougrie". Dans le vers suivant, il opère encore une modification et le fouet devient une "corde à violon". Cette métaphore sonne assez bien.
Les deux derniers vers sont assez intéressants. Burns évoque des bloody flood or field. Ce bloody rappelle indubitablement une idée de combat, de guerre. Les champs sont donc des champs de bataille. Crapoulet a choisi de décrire explicitement ce vers. Pour ma part, j'ai laissé le mot "combat" seul, sans préciser sur quel type de sol il se déroulait.
Quant à la traduction de O how unfit, au vers 36, nous sommes tous deux partis sur des pistes différentes, mais qui finalement expriment la même idée de faiblesse, d'impuissance. L'idée du mouton est quand même assez originale et intéressante car elle renvoie au résidant le plus commun des vallées et des champs écossais.

Dans ma proposition de traduction, j'ai choisi de garder au vers 32 la métaphore du roseau mais plutôt que d'y accoler l'adjectif "tremblant" ou "mourant", j'ose ici faire référence à La Fontaine. D'habitude, le roseau "plie et ne rompt pas" mais ici l'homme est si faible et si desséché qu'il fait mentir la fable.
Puis dans le vers suivant, "ses jambes épaisses comme des cure-dents", la métaphore peut paraître moderne mais ici point d'anachronisme, car le mot "cure-dent" existait déjà du temps de Rabbie Burns8.

 

Strophe 7

Cette strophe est bien sûr en opposition avec la précédente. Après avoir décrit les faiblards étrangers, Burns dresse maintenant un portrait de l'Ecossais-type, nourri au haggis.
Rustic a une signification bien particulière ici. On sent tout le travail, toutes les références à la campagne sur les épaules de ce Highlander. Plus que "campagnard" ou "rustaud" qui ont une connotation plutôt négative, "gaillard" serait le terme le plus approprié. Malheureusement je n'ai pas pu le placer ici. Ceci est encore un exemple où les contraintes rythmiques et rimiques font perdre au poème sa précision sémantique. L'utilisation de "humble" par Crapoulet laisse quant à elle un peu à désirer. Il est dommage que Crapoulet ne traduise pas vraiment le terme Rustic.
Le vers 38 est un bon exemple de la brièveté des mots anglo-saxons. Ils sont concis et Burns réussit à montrer beaucoup de choses en quelques syllabes : d'une part que les pas de l'homme des Highlands résonnent sur la terre et d'autre part que celle-ci tremble (peut-être également de peur). C'est redondant mais cela montre qu'il y a la place pour plus d'idées en anglais. Crapoulet a choisi de ne garder que le tremblement tandis que pour ma part, j'ai opté pour le résonnement. Les deux idées (résonnement et tremblement) ne tiendraient pas dans un octosyllabe français.
Lors du vers suivant, Crapoulet change la grammaire du vers : d'une phrase à l'impératif destinée au lecteur, il en fait une simple description. Il change walie (beautiful) en "massif", ajoute l'adjectif "large" à un "espadon" qui n'en avait peut-être pas besoin car cette sorte d'épée est déjà très lourde et habituellement tenue avec les deux mains.
Comme dans ma proposition, les têtes de chardons sont devenues des "fleurs". Ce terme est plus explicite et fait plus nettement référence à l'emblème de l'Ecosse.

Dans ma traduction, je n'ai malheureusement pas réussi à trouver quelque chose de plus précis et élégant que "plein de haggis" pour haggis-fed et donc "gars" pour Rustic, qui je le reconnais, n'est pas très heureux. Comme Crapoulet, j'utilise "notre" au lieu d'un article défini "le" ou adjectif démonstratif "ce" qui ne montreraient peut-être pas de façon assez explicite que l'on parle de quelqu'un de nouveau. De plus, "notre gars" a une connotation intéressante qui fait penser à l'enfant du pays, la fierté d'une région.
Pour le vers 39, j'ai gardé "lame" pour blade, car qu'il s'agisse de couteau ou d'épée, l'agilité de l'Ecossais est la même. Le seul changement opéré est la mise au pluriel de ces lames, ceci uniquement dans l'optique d'obtenir une rime avec "chardon", mot qui ne pouvait pas être traduit différemment.
Dans le vers 41, l'idée de "voler" de sned est perdue, mais "trancher" porte tout de même une connotation assez violente que Burns voulait sans doute montrer.

 

Strophe 8

Enfin, nous arrivons à la dernière strophe où après s'être adressé à de la nourriture puis à des hommes, Burns continue son chemin et interpelle maintenant Dieu, tout simplement. Mais même dans cette circonstance, le ton est toujours croustillant.
Crapoulet garde le terme "Puissances" mais fais omission du Ye. Je pense pour ma part que cette interpellation est importante car elle montre le ton que prend l'auteur vis-à-vis des forces de la nature. Le langage de Crapoulet est assez solennel alors que dans le texte d'origine, on sent que Burns n'a pas vraiment de respect pour les divinités qu'il apostrophe. C'est pour cela que pour ma part, j'ai choisi d'utiliser le tutoiement. Je pousse même le bouchon jusqu'à utiliser "eh toi" là où un "Ô toi" serait de rigueur. Mais lorsque l'on voit que Burns utilise l'impératif au vers 48, on imagine facilement son non-respect pour les forces de la nature. Ajoutez à cela les deux ou trois verres de whisky qui ont accompagné la fin du repas et ce "eh" ne choque plus vraiment.
Au 44ème vers de la traduction de Crapoulet, le terme "son manger" est étrange. Cela sonne un peu enfantin par rapport au reste du poème. Ensuite, le vers suivant n'est pas non plus entièrement satisfaisant. Vu que Crapoulet n'est pas limité par le nombre de syllabes sur un vers, pourquoi donc supprimer des mots ? Ici c'est auld qui disparaît. Puis l'utilisation du terme "potion" est étrange, surtout associé à "liquide". Une potion est la plupart du temps liquide donc cela créé un pléonasme. Pour finir, notons le très bon vers 46, et le bon vers 47 bien que "laudatrice" soit quelque peu pompeux.

De mon côté j'ai donc décidé de mettre les divinités au singulier ("Toute Puissance" est une expression courante pour désigner le Créateur) et donc ainsi utiliser le tutoiement.
L'adjectif "bienveillant" permet de faire l'économie de plusieurs syllabe car son sens recouvre wha mak mankind your care. De plus, on a comme un jeu de répétition entre "bienveillante" et "Toute Puissance".
Ensuite "Qui garantit notre existence" ne fait pas forcément allusion à la nourriture et n'est donc pas aussi précis que dans le texte de Burns. Néanmoins le sens général reste correct.
Enfin, au vers suivant, "pitance" comporte un aspect péjoratif qui correspond assez bien à ware tandis que "flasque" laisse imaginer l'inconsistance de la nourriture, comme le fait skinking. Ici je me permets d'omettre le "ne" négatif, pour pouvoir retomber sur mes "pieds" au niveau des syllabes. La forme négative qu'utilise Burns dans ce même vers étant elle aussi peu orthodoxe, je ne pense pas que cela constitue une faute.
Dans le vers 46, ma traduction s'éloigne beaucoup du texte d'origine, la faute à la rime et à la difficulté de trouver un mot qui rime avec le "haggis" du vers 48 (car il était très important de terminer sur ce mot). Néanmoins, la connotation très négative de "pisse" tranche et fait ainsi ressortir "haggis".
J'ai utilisé "reconnaissance" et ce terme recouvre assez bien le gratefu' de Burns. Et il va de soi que lorsque l'on est reconnaissant envers Dieu, ce sont par des prières que l'on s'exprime. Enfin, j'utilise l'article "du" haggis au lieu de "un" car l'enchaînement des phonèmes dans "Donne lui un haggis" ne sonne pas très bien. Bien que le haggis ne soit qu'une seule et même unité, le français permet néanmoins d'utiliser un tel article indénombrable.

Traduction de Léon de Wailly

Dans cette traduction de 1843, le ton enjoué du poème fait place à une atmosphère plus solennelle. Ceci est sans doute accentué par le vouvoiement qu'il utilise pour s'adresser au haggis ainsi que par certains mots vieillis que nous n'avons plus l'habitude de rencontrer : "rogaton" et "fricot" pour décrire la nourriture infecte et "chef" pour "tête".
De Wailly exécute ici une traduction littérale, très proche du texte, comme par exemple le vers 38 : "La terre tremblante résonne sous son pas". Parfois il est même tellement proche du texte original que cela devient incompréhensible en français : "ils poussent en avant" (l. 20).
Mais paradoxalement, malgré cette rigueur, de Wailly laisse passer quelques gros contresens: trencher (l. 7) signifie "plat" et non "tranchoir" ; Labour (l. 13) avec sa lettre majuscule désigne le travailleur, pas le "travail" ; hindmost (l. 20) fait allusion à la dernière personne, la plus lente, alors que chez de Wailly on croit comprendre que c'est le Diable qui mangera la dernière cuillerée.
Le poème de Léon de Wailly ne se lit donc pas très facilement, c'est une traduction pure et dure de l'original et aurait mérité quelques aménagements sémantiques et grammaticaux afin d'en simplifier la compréhension initiale. Son intérêt réside néanmoins dans l'imagination insolite qui le conduit à raccommoder les pales d'un moulin à vent avec la broche du haggis…

 

Transposition en Anglais Moderne

Tous les moyens semblent bons pour faire découvrir au continent américain les richesses de la littérature britannique. Après Shakespeare, voilà que Burns est "traduit" dans un langage plus moderne. Cette version new look, a été trouvée sur un site internet canadien9 et est ainsi introduite :

While many purists might disagree, we think that a rough "English" translation of some of the more well-known of Robert Burns' works will bring appreciation of his words to a wider audience, many of whom may have great difficulty in understanding what he writes so beautifully about. So, without further apology, we append a few of Burns' more famous verses, "translated" into formal English.

L'auteur développe certains vers, pour une plus grande compréhension du lecteur : The Peasant takes out and wipes his knife (l. 13) ou He is certainly not fit to fight a long, bloody war (l. 35). Et il explicite également certaines allusions : les "perles d'ambre" deviennent ainsi directement du whisky. Puis il place quelques néologismes qui choquent légèrement : ditch devient roadside ditch (l. 16), et la prière de fin de repas devient un simple thanks (l. 24).
Même si cette version a le mérite de faire découvrir Burns à tout un public qui ne comprend pas ou n'a pas le temps de chercher les explications du dialecte écossais, on y voit un net appauvrissement au niveau linguistique et mélodique.


Analyse Complémentaire

Lors de la traduction de ce poème, j'étais guidé par un souci permanent de compromis entre le sens et la forme : ne pas s'éloigner du sens des vers, tout en respectant le rythme et la rime originale.

Le sens

Il est indispensable de garder le ton cocasse, campagnard, rustique du poème. C'est pour cela que j'utilise des mots tels que "surin", "bide", "mauviette", "gars" ou "pisse", qui sont plutôt d'usage familier ou argotique.
Erol Kayra, dans une communication sur la traduction poétique souligne l'importance de rester fidèle au sens du texte source : "L'important, pour le traducteur, c'est de saisir l'idée centrale et de la reformuler par les mots correspondants de la langue cible mais sans perdre l'humour et le style du texte source."10
Comme je l'écrivais plus haut, une partie du poème qui m'a vraiment posé beaucoup de problèmes est celle présentant la métaphore de l'épingle qui ferme le haggis, si forte qu'elle pourrait secourir les engrenages d'un moulin. La solution fut d'utiliser une autre métaphore, plus explicite dans le contexte du poème en français. Nous rejoignons ici encore Erol Kayra qui propose que, "pour ne pas tomber dans l'illusion, il vaut mieux reformuler un mot du texte source à la lumière de son interprétation contextuelle que de chercher dans la langue cible son équivalence sémantique." Pour garder l'exemple du moulin, Crapoulet a utilisé l'équivalent sémantique de mill et sa traduction est malheureusement assez lourde car il doit y ajouter des explications techniques sur le positionnement de l'épingle dans le moulin.

 

La forme

La deuxième orientation suivie dans cette traduction est le respect de la forme originale du poème de Burns. Le rythme avec ses vers octosyllabes et la rime en AAABAB me semblaient importants. Dès le début, il me paraissait logique de traduire ce poème en vers. En vers… et contre tous (ou du moins Crapoulet et de Wailly) je me suis donc essayé à la rime. Burns, comme il l'écrivit lui-même, accordait une place de choix à la rime :

 

I am nae poet, in a sense,
But just a rhymer like by chance. 11


Pour cette raison, je pense qu'une traduction de Address To A Haggis en vers lui redonne une touche d'authenticité non négligeable.
Il était important également de garder quelques allitérations et jeux acoustiques tels que "ragoût pourri" ou "plats puants" afin de souligner la musicalité du poème. L'aspect mélodieux est essentiel ici, le simple récit du poème fait penser à une chanson.
Ainsi, ce sont pour des raisons rythmiques (et grâce au ton relâché du poème vu dans le paragraphe Le sens) que je me suis permis de retranscrire à l'écrit quelques élisions habituellement réservées à l'oral : nous avons ainsi "l'mât" (l. 9), "d'leur bide" (l. 21), "l'vieux" (l. 23). Comme je l'écrivais plus haut, je ne pense pas que ces détails constituent un crime de lèse-majesté car Burns fait de même. A la ligne 20, Deil est une contraction de Devil et à la ligne suivante, swall'd est la forme monosyllabique de swalled, forme dialectale de swollen. A la ligne 25, o'er est la contraction de owre et enfin au vers 43, Pow'rs est une réduction de Powers. Burns opère ces ajustements dans un souci d'économie de syllabes. Outre les trois élisions citées plus haut, j'ai donc également dû, toujours afin de garder un rythme d'octosyllabes, procéder à la suppression du "ne" négatif dans "l'Ecosse veut pas…" (l. 45).


Conclusion

Selon Erol Kayra, "la traduction poétique, c'est l'art de recoder", le traducteur déchiffre les codes d'un message source et reproduit son sens et son style dans sa propre version.
Ainsi, la traduction poétique est considérée comme une création originale ; le texte obtenu en langue cible doit bien sûr faire sens sans avoir recours au texte source mais surtout il doit contenir les mêmes vertus stylistiques qu'un texte original.
C'est ce que j'ai essayé de réaliser ici. Mais il faut malheureusement plus que des rimes et du rythme pour faire de la poésie et ma proposition de traduction, bien que respectant assez fidèlement la forme et le sens du poème de Burns, n'ose pas vraiment prétendre au statut de poésie. Il lui manque la touche imagée et touchante d'un spécialiste en la matière. "Traduction en vers d'un poème de Rabbie Burns" lui va très bien. Je me suis pourtant imprégné du texte, comme le préconise Yves Bonnefoy12. "Traduire, ce n'est pas répéter, c'est d'abord se laisser convaincre", écrit-il. Il faut se familiariser avec le texte source et développer une complicité avec lui, le connaître et le comprendre sous tous ses contours. Mais la traduction de poésie, et donc la poésie tout court, est un art qui n'est pas à la portée de tous.

À un Haggis - Léon de Wailly (1843)





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Bénie soit votre honnête et attrayante face,
Grand chef de la race des puddings !
Au-dessus d'eux tous vous prenez place,
Panse, tripes ou boyaux :
Vous êtes bien digne d'un bénédicité
Aussi long que mon bras.

Voilà que vous remplissez le tranchoir qui gémit,
La croupe semblable à une montagne lointaine ;
Votre broche servirait à raccommoder un moulin
En cas de besoin,
Tandis que par vos pores coulent des gouttes
Semblables à des grains d'ambre.

Voyez le Travail rustique apprêter son couteau
Et vous couper avec dextérité,
Creusant vos belles entrailles ruisselantes,
Comme un fossé ;
Et alors, oh ! quelle vue glorieuse,
Une vapeur chaude et succulente !

Alors cuillers contre cuillers s'allongent et luttent,
Le diable emporte la dernière, ils poussent en avant,
Jusqu'à ce que leurs ventres tout gonflés bientôt,
Soient tendus comme des tambours ;
Alors le vieux maître de la maison, quasi près de crever,
Marmotte les grâces.

Est-il un homme qui devant son ragoût français,
Ou une olla qui donnerait une indigestion à une truie,
Ou une fricassée qui la ferait vomir
A force de dégoût,
Regarde d'un oeil moqueur et méprisant
Un pareil dîner ?

Pauvre diable ! voyez-le devant ses rogatons,
Et faible comme un roseau desséché ;
Sa jambe grêle est une vraie lanière de fouet,
Son poing une noix.
Lui, se jeter à travers la mêlée et le flot sanglant,
Il en est incapable !

Mais observez le paysan nourri de haggis,
La terre tremblante résonne sous son pas ;
Mettez une lame à son large poing,
Il la fera siffler,
Et il coupera jambes, bras et chefs,
Comme des têtes de chardons.

Ô vous, puissances, qui prenez soin des hommes
Et leur dressez leur menu,
La vieille Ecosse n'a pas besoin de fricot liquide
Qui rejaillit dans les écuelles ;
Mais, si vous souhaitez sa prière reconnaissante,
Donnez-lui un haggis !

 

Speech To A Haggis - Stuart R. K. Gray (www.mmpb.on.ca)





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Good luck to your honest, chubby shape,
Grandest of the sausage type!
You are better than them all,
Stomach, entrails or guts:
You are worthy of the highest praise
And an eloquent one.

The overflowing plate you fill,
Your shape is like a distant hill,
Your sealing pin is big enough to mend a mill,
Should it be required,
While through your skin the grease sweats out,
Like whisky.

The Peasant takes out and wipes his knife,
And slices you open with a quick slash,
Exposing your bright glistening entrails,
Which look like any roadside ditch;
Then, what a wonderful sight,
Steaming, richly smelling!

Then spoon for spoon all stretch and strive:
'Devil take the last one,' on they struggle for it,
Until all their well-swollen stomachs
Are as tight as drums:
Then Grandfather, almost bursting,
Passes wind as he says 'Thanks.'

Who is there that sitting at a meal of French Ragout,
Or Olio that would bloat a pig,
Or Fricassee that would make the pig sick
With total disgust,
Looks down with a sneering, scornful face
On such a dinner?

Poor soul! Look at him sitting over his meal of trash,
As weak as a withered reed,
His legs are as thin as a whip,
His fist is the size of a walnut:
He is certainly not fit to fight a long, bloody war.

But, notice the Peasant, who is fed on Haggis,
The earth trembles when he walks about;
Put a sword in his huge fist,
And he will make it whistle through the air,
And legs, arms and heads will be chopped off,
Like weedy thistle-down under a scythe.

You Gods, who look after mankind,
And supply them with food,
Old Scotland doesn't want any watery gruel,
Which slops about in pails;
But if you want our grateful thanks,
Give the Scots a Haggis!

 

 

1 W. B. Campbell, A Burns' Companion: Being Everybody's key to Burns' Poems (Aberdeen: James Blais Ed., 1953)

2 Il s'agit des Poésies Complètes de Robert Burns, traduites par Léon de Wailly (1843) et de Burns Traduit de l'ecossais de Richard de la Madelaine (1874)

3 Jean-Claude Crapoulet, Robert Burns - Poésies (Paris: Aubier, 1994)

4 Erol Kayra, Le Langage, la Poésie et la Traduction Poétique  ou une Approche Scientifique de la Traduction Poétique, http://www.erudit.org/revue/meta/1998/v43/n2/003295ar.pdf

5 George Scott Wilkie, Understanding Robert Burns: Verse Explanation and Glossary (Glasgow: Neil Wilson Ed., 2002)

6 Wilkie, op. cit.

7 Chambers' Etymological Dictionary, 1933

8 Dictionnaire Etymologique Lexilogos, http://www.lexilogos.com/etymologie.htm

10 Kayra, op. cit.

11 Robert Burns, "Epistle to J. Lapraik", in The Complete Poems and Songs of Robert Burns (New Lanark: Geddes and Grosset Ed., 2000)

12 Yves Bonnefoy, Théâtre et Poésie - Shakespeare et Yeats (Paris: Mercure de France, 1998)

 

 

 

Bibliographie

Documents de base

Burns, Robert. The Complete Poems and Songs of Robert Burns. New Lanark: Geddes and Grosset Ed., 2000

Crapoulet, Jean-Claude. Robert Burns - Poésies. Paris: Aubier, 1994

Listen to Burns's Address To A Haggis, http://www.visitscotland.com/aboutscotland/explorebymap/features/burnsaddress2?view=Standard

Milligan Memorial Pipe Band website, http://www.mmpb.on.ca

Wailly, Léon de. Poésies Complètes de Robert Burns. Paris: Delahays,1843

 

Documents sur Burns

Campbell, W.B. A Burns' Companion: Being Everybody's key to Burns' Poems. Aberdeen: James Blais Ed., 1953

Crawford, Thomas. Burns, a Study of the Poems and Songs. Edinburgh: Oliver and Boyd Ltd, 1965

The Bard, http://www.rabbie-burns.com/index.cfm

Wilkie, George Scott. Understanding Robert Burns: Verse Explanation and Glossary. Glasgow: Neil Wilson Ed., 2002

 

Documents sur la traduction et la poésie

Bonnefoy, Yves. Théâtre et Poésie - Shakespeare et Yeats. Paris: Mercure de France, 1998

Kayra, Erol. Le Langage, la Poésie et la Traduction Poétique  ou une Approche Scientifique de la Traduction Poétique, http://www.erudit.org/revue/meta/1998/v43/n2/003295ar.pdf

Meschonnic, Henri. La Rime et la Vie, Lagrasse: Verdier, 1989

 

Dictionnaires

Chambers' Etymological Dictionary, 1933

Collins Gem Scots Dictionary, HarperCollins, 2004

Dictionnaire bilingue français/anglais Hachette-Oxford, 1994

Dictionnaire Etymologique Lexilogos, http://www.lexilogos.com/etymologie.htm

Dictionnaire des synonymes, http://elsap1.unicaen.fr/dicosyn.html